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Podcast du 28 septembre 2021 Joana Herrmann, Psychologue à la Fondation du Cœur des Grottes à Genève et Michel Veuthey, Ambassadeur de l’Ordre de Malte chargé de combattre la traite des personnes — La traite des êtres humains et l’activité de la Fondation du Cœur des Grottes à Genève dans le cadre du soin psychologique des personnes accueillies en état de traumatisme

Podcast du 28 septembre 2021 Joana Herrmann, Psychologue à la Fondation du Cœur des Grottes à Genève et Michel Veuthey, Ambassadeur de l’Ordre de Malte chargé de combattre la traite des personnes — La traite des êtres humains et l’activité de la Fondation du Cœur des Grottes à Genève dans le cadre du soin psychologique des personnes accueillies en état de traumatisme
28/09/2021

Podcast du 28 septembre 2021

Joana Herrmann, Psychologue à la Fondation du Cœur des Grottes à Genève et Michel Veuthey, Ambassadeur de l’Ordre de Malte chargé de combattre la traite des personnes

 

La traite des êtres humains et l’activité de la Fondation du Cœur des Grottes à Genève

dans le cadre du soin psychologique des personnes accueillies en état de traumatisme

 

 

MICHEL VEUTHEY : Bonjour Madame,

 

JOANA HERRMANN : Bonjour Monsieur Veuthey,

 

MICHEL VEUTHEY : Je suis heureux de vous accueillir aujourd’hui pour ce podcast à l’occasion de la Semaine d’action contre la traite. Nous parlerons des personnes hébergées par le Cœur des Grottes à Genève. Et Madame Joana Herrmann, vous êtes psychologue au Cœur des Grottes et merci d’avance de votre témoignage d’aujourd’hui. Permettez moi de vous poser cette première question pourquoi le Cœur des Grottes veut-il faire davantage connaître son accompagnement des victimes ? Parler du vécu de ces femmes victimes de la traite sexuelle ou aujourd’hui, plus spécialement, de l’exploitation des forces de travail ?

 

JOANA HERRMANN : Merci. Aujourd’hui, on estime à près de 22 millions de personnes les victimes de traite, ce qui représente environ trois fois la population suisse. Bien que le nombre de recherches soit croissant, les données sont encore largement lacunaires sur ce sujet et a fortiori concernant le vécu des victimes de traite par l’exploitation de la force du travail au sein du Cœur des Grottes. Nous accueillons et accompagnons les victimes de traite aux fins d’exploitation sexuelle, mais également d’exploitation par la force du travail.

 

À l’occasion de cette Semaine d’action contre la traite, nous parlerons spécifiquement des femmes victimes de traite par l’exploitation de la force du travail que nous rencontrons. Bien évidemment, nous ne parlerons pas d’une femme en particulier et cette présentation ne se veut pas exhaustive. Nous avons simplement souhaité rassembler certains aspects des parcours et des souffrances dont elles témoignent afin de les partager et ainsi participer à en promouvoir une meilleure reconnaissance. Je veux, je vous propose ainsi de nous arrêter quelques minutes pour prendre la mesure de ce que cela représente 22 millions de personnes qui vivent sous le sceau de l’exploitation, la manipulation de la privation de liberté, des violences sous toutes ses formes.

 

Autant de personnes vivant dans la peur, subissant des menaces contraintes à exécuter sans relâche des tâches imposées, rabaissées et bien souvent humiliées. Des personnes qui se trouvent isolées, loin de leurs familles et de leurs ressources, dans un pays dont elles ne connaissent rien dans la langue et les codes leur sont inconnus, livrées à elles-mêmes au sein d’un contexte inintelligible et violent. Ces histoires de vie peuvent nous sembler si loin de notre représentation et la violence dont ces personnes témoignent peuvent susciter en chacun un effroi tel qu’il est humain de tenter, consciemment ou non, de les renvoyer hors du champ de notre conscience.

 

Mais pour autant, si cela nous préserve à titre individuel d’une réalité insupportable, ces 22 millions de personnes continuent d’exister, continuent à subir tous les jours des traitements inhumains, à se voir privés de leur dignité et de chacun de leurs droits fondamentaux. Ainsi, si le sujet de la traite est reconnu comme important, il reste encore beaucoup à faire pour prévenir, d’une part, mais également pour aider les victimes à se reconstruire. Pour la Fondation du Cœur des Grottes, cela passe par un développement constant des pratiques au plus près, des connaissances actualisées et des spécificités de chaque femme, mais également par la nécessité de parler de ces personnes afin de les ramener dans le champ de conscience du plus grand nombre et ainsi participer à une meilleure compréhension de leur vécu.

 

Lorsque les femmes que nous accueillons nous confient leur vécu, tout commence par un contexte initial précarité, isolement social et familial, absence de perspectives ou encore vécu psycho traumatique. Autant de situations qui engendrent une souffrance et un désir de changement. Puis, un jour vient une rencontre, un discours, des promesses, une réassurance, un espoir, celui d’une vie meilleure, d’un nouveau départ, l’ouverture de perspectives jusqu’alors impensables. Les femmes nous racontent comme elles se sont méfiées et comment les auteurs de traite ont su argumenter pour les rassurer.

 

Parfois, il s’agit d’une personne connue de la famille. Personne de confiance, donc, et l’espoir d’une vie meilleure prend le dessus. Elle accepte l’Europe. Elle recherche toutes mieux que ce qu’elle vivait, une meilleure vie pour leurs enfants qui viennent avec elle ou la rejoignent une fois leur situation stabilisée. Pour les plus jeunes, des études dans de grandes écoles, la fierté de la famille ou le souhait d’aider leurs proches. L’espoir triomphe. Puis elle nous relate le départ, le voyage.

 

À ce stade, les femmes sont encore prises dans l’appréhension de cette nouvelle vie inconnue. Ce n’est que bien plus tard, voire parfois une fois sorties de la situation de traite, qu’elles prennent pleinement conscience des violences subies à leur arrivée. Elles espèrent encore. Elles travaillent dur et s’accrochent à leur travail comme ils s’accrochent à leur projet de vie. Elles tiennent bon, mais les transgressions s’accumulent. Elles voient non seulement que la situation ne s’améliore pas, mais que leur liberté leur est confisquée.

 

L’émergence de la violence, bien qu’elle ne l’identifie que rarement comme telle à ce stade. Sorties contrôlées, amplitude horaire au delà de ce qu’elle avait imaginé, salaire dérisoire ou absence de salaire en plus des conditions d’hébergement souvent sinistre, dévalorisation perpétuelle par un employeur impossible à satisfaire. Humiliations quotidiennes des témoignages de violences physiques et sexuelles nous parviennent aussi fréquemment chaque jour. Ces femmes se voient reléguées au rang d’objet dont le dessein est de satisfaire les désirs d’un tiers. Leurs besoins, leurs désirs propres et leur personnalité leur sont interdits.

 

Elles n’ont plus le droit d’exister en tant qu’individus qu’être humains, et elles intègrent peu à peu. Elles se révoltent souvent, mais leur impuissance face à leur situation les contraint à s’adapter à ce système. Elle termine souvent le récit en exprimant cette impuissance, l’impossibilité pour elle de sortir de ce contexte. Elle exprime le stress, l’appréhension et la peur qui les poussent à s’adapter, à mettre en place des mécanismes psychiques de survie afin de supporter la situation dans l’attente d’une issue.

 

MICHEL VEUTHEY : Mais alors, quels sont les symptômes ? Décrivez-nous ces symptômes que malheureusement ressentent ces femmes.

 

JOANA HERRMANN : Eh oui, alors. D’une part, elle se coupe d’elle même, mécanisme hautement utile pour supporter l’insupportable. Pour faire face à l’impensable déconnecter d’une partie d’elle même. Comme leurs émotions, leur conscience ou leur mémoire, elles se mettent en état d’hyper vigilance qui vive, perpétuel pour s’adapter et tenter d’anticiper, au mieux pour se protéger. Et lorsque les femmes sont accompagnées de leurs enfants, ceux ci se trouvent victimes directes ou témoins impuissants d’une maltraitance quotidienne subie par la mère.

 

L’enfant est donc victime à part entière de l’exploitation et tout comme sa mère, lui aussi met en place des mécanismes psychiques de survie pour contrer la peur et supporter les violences. Enfin, quand elles sortent de la situation, très souvent grâce à une personne qui les informe de leurs droits ou de la police informée par un tiers, le réseau de professionnels est alors infertile et le processus de mise à l’abri s’enclenche donc lorsque les femmes arrivent au foyer. Elles expriment une grande souffrance psychique et physique, en plus de problèmes de santé parfois très invalidant.

 

Elles souffrent donc, comme vous l’avez dit, de symptômes psycho traumatiques sévères qu’elles ne comprennent souvent pas et qui leur font vivre encore une fois une impuissance.

 

MICHEL VEUTHEY : Est-ce que vous pourriez nous décrire ces symptômes post-traumatiques que vivent malheureusement ces femmes, s’il vous plaît ?

 

JOANA HERRMANN : Oui, tout à fait. Alors, les symptômes du trouble de stress post-traumatique sont au nombre de quatre. Tout d’abord, on parle des reviviscences, qu’on appelle aussi les flashs blacks. Il s’agit en fait des souvenirs qui sont envahissants et qui reviennent perpétuellement à la conscience de la personne. Ce sont des souvenirs qui sont envahissants, comme je l’ai dit, qui peuvent revenir sous forme de cauchemars, mais aussi durant la journée, et qui causent une grande détresse chez les personnes.

 

Donc ça, c’est le premier symptôme, le second. On parle des évitements, forcément. Si une personne a subi des violences, si elle a dû mettre en place des mécanismes de survie pour s’en sortir, elle la mémoriser, ce vécu-là, et elle va tout faire pour ne pas le revivre. Donc, elle va mettre en place des évitements qui peuvent être comportementaux, par exemple les évitements d’un lieu, d’une personne ou d’un aspect de leur vécu.

 

Pour nous, extérieur ne comprendront pas forcément, mais il peut aussi s’agir d’évitement psychique parce que, comme je l’ai dit précédemment, les reviviscences causent une grande détresse et sont envahissantes pour la personne, donc. Vont par le biais de médicaments ou, par exemple, de pratiques sportives extrêmes, tenter de les juguler. Ça peut être aussi des addictions, par exemple. C’est le second symptôme. Ensuite vient le troisième qui est l’hyper activation neuro-végétative. Là, il s’agit d’une mémoire plus corporelle qui va faire que la personne, avec le souvenir de certains aspects du trauma.

 

Elle va être dans un cas qui vivent dans une hyper vigilance et par exemple, si une porte claque. Si pour nous, cela peut sembler anodin peut être que pour la personne, ça lui rappellera un aspect des violences qu’elle a subies et elle aura une réaction complètement disproportionnée avec notre regard, mais qui fera sens si on comprend son vécu. Le dernier symptôme correspond aux altérations des cognitions et de l’humeur qui sont associées à l’événement. Forcément, si une personne a subi un trauma, a fortiori si le trauma a été causé par une personne de façon intentionnelle, la victime perdra confiance en l’être humain, perdra confiance en le monde dans lequel elle vit et ça engendrera une grande défiance dans les liens, dans les personnes au niveau de l’humeur.

 

Souvent, les personnes vont délaisser certaines activités qu’elles faisaient auparavant, vont se désintéresser, vont être irritables. Il y a tout un champ d’impact direct sur la personne. Donc ça, ce sont les quatre symptômes directs du trouble de stress post-traumatique que l’on rencontre chez les personnes victimes de traite des êtres humains.

 

MICHEL VEUTHEY : Merci. C’est très intéressant. Et alors, comment prenez-vous en charge justement, au Cœur des Grottes, ces personnes victimes, s’il vous plaît ?

 

JOANA HERRMANN : Oui. Alors quand elles arrivent au Cœur des Grottes, elles sont souvent dans une grande insécurité puisque puisqu’elles ont subi des violences puisqu’elles ont perdu confiance en l’être humain. Donc, notre premier travail, le premier objectif du Cœur des Grottes et de les sécuriser, les sécuriser sur un plan direct. Parce que si elles ont été, si elles ont subi la traite de la perte de personnes de la part de personnes qui sont par exemple sur Genève, nous, on doit être vigilantes quand on doit être attentif à ce qu’elles puissent se sentir en sécurité au sein du foyer.

 

Donc ça, c’est le premier aspect, sécurité directe, mais aussi sécurité matérielle, parce que souvent, ce sont des personnes qui arrivent et qui ont vécu une précarité, une grande précarité. Donc, le foyer leur apporte le nécessaire pour vivre dignement. Et enfin, il y a la sécurisation relationnelle où là, il y a tout un travail à faire pour leur permettre de réapprendre à avoir confiance en les personnes qui les entourent. Et ça, c’est le socle de base pour pouvoir après accéder à la deuxième étape qui est celle de la stabilisation.

 

Parce que quand elles arrivent, elles sont encore dans une situation de survie. Et une fois qu’elles sont sécurisées, là, on passe à un travail. On va dire un peu plus profond où on va pouvoir gérer. Apprendre. Leur apprendre à gérer leurs émotions, à gérer quand elles font des crises d’angoisse liées aux symptômes qu’on a décrits juste avant. Et tout ça, ça va faire partie de l’étape de stabilisation qui va être une étape longue et dont on ne peut pas prévoir le temps de durer.

 

Enfin, la dernière étape est celle du développement du pouvoir d’agir. Ou là, on va travailler avec les personnes à les aider à reprendre en main leur vie, à refaire des projets, à se projeter dans l’avenir. Parce que pour certaines, c’est même très difficile de se projeter et à faire l’expérience de réussite pour pouvoir les aider à rentrer dans un cercle vertueux pour aller vers l’autonomie et l’indépendance.

 

MICHEL VEUTHEY : Oui, c’est très intéressant, mais je crois qu’un autre facteur que vous soulignez est le facteur temps. Oui, parce que souvent, on sous-estime, parce qu’on pense qu’effectivement, il suffit de laisser une semaine ou deux à une personne. Et puis tout ira bien… Cette personne doit se sentir en sécurité et alors ? Je crois que vous pouvez évoquer des durées qui sont même parfois en et en années et en années.

 

JOANA HERRMANN : Oui, tout à fait. On dit souvent que pour une personne qui vit un trauma, c’est à dire une personne qui a pu se construire normalement donne dans de bonnes conditions et qui vivra un événement traumatique. Il faut un travail psychologique de 1 à 2 ans. En tout cas, ça se compte en années. Donc, même si ça dépend et c’est très variable, évidemment, on ne peut pas faire de généralités. On sait que pour des traumas aussi sévères que ceux que subissent les victimes de traite des êtres humains, le travail d’accompagnement ne se comptera évidemment pas en mois, mais en années. Et là, le Cœur des Grottes intervient pour le coup sur une durée en moyenne de 10 mois. Et donc, le Cœur des Grottes apporte à ces personnes tentent d’apporter à ces personnes-là une partie du soutien dont elles ont besoin. Mais c’est là aussi où, pour le Cœur des Grottes, c’est très important de travailler en réseau puisque les personnes vont être accompagnées par des médecins spécialisés, par des psychologues, par tout le réseau genevois qui entoure le Cœur des Grottes et avec lequel on travaille au quotidien.

 

MICHEL VEUTHEY : Merci, écoutez, c’est très intéressant et aussi on voudrait rendre hommage à toutes ces personnes tout à l’heure. Vous citiez le docteur Escard, des Hôpitaux universitaires de Genève, mais il y en a bien d’autres aussi. Il y a aussi toute une série de personnes qui, je crois, pourraient intervenir davantage. Et il y a des personnes aussi qui ne peuvent pas donner beaucoup de publicité à leur activité, que ce soit la police, que ce soit des magistrats, que ce soit d’autres personnes ou même parfois du personnel religieux qui peuvent accueillir ces personnes et essayer de les réinsérer, de leur redonner une dignité, de leur redonner le goût de la vie et le sens de l’action.

 

JOANA HERRMANN : Exactement. Et on n’est jamais de trop pour aider ces personnes.

 

MICHEL VEUTHEY : Bien, je vous remercie beaucoup. Je voudrais vous rendre hommage à vous, madame Joana Herrmann. Rendre hommage aussi à ce Cœur des Grottes qui est caché derrière la gare Cornavin de Genève, mais qui remplit un rôle très important, vous. On peut aussi dire que vous avez 40 femmes et 30 enfants. Vous voyez 70 personnes. C’est septante personnes que vous aidez, que vous aidez dans la durée et que vous aidez aussi avec d’autres, à obtenir non seulement une identité personnelle, mais aussi identité juridique. Être intégrée aussi dans la communauté genevoise, d’être d’avoir un statut en Suisse. Et je pense que tout ça, c’est très important. Et dans cette semaine, pour évoquer la lutte contre la traite des êtres humains à l’occasion du 18 octobre, qui est la Journée européenne contre la traite des êtres humains, je pense que votre témoignage était très important et nous allons le diffuser. Et encore une fois, merci. Et encore une fois, tous nos vœux de succès à vous et à tous vos collègues et évidemment, aussi tous nos meilleurs messages à toutes ces personnes que vous accompagner.

 

JOANA HERRMANN : Merci beaucoup, Monsieur.

 

MICHEL VEUTHEY : Merci à vous.